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Le choc des rationalités

Rabaska

Quelle interprétation, quelle signification donner au rapport du Bureau d'audiences publiques sur l'environnement (Bape), sur le projet de port méthanier Rabaska à Lévis, à 400 m de Beaumont et à moins d’un km de l’Île d’Orléans ?

À première vue, et c’est l’essentiel du discours des pro-Rabaska, l’institution démocratique a parlé, le projet est sécuritaire, justifié et au bon endroit, et il est maintenant temps, pour les opposants de se rallier, ou du moins, de la fermer. Après tout, leurs questions et leurs mémoires auront permis d’améliorer le projet.

Pourtant, dans ses grandes lignes, le rapport du Bape reprend les arguments des opposants : augmentation de la pollution pour la région, milieu patrimonial et identitaire altéré, milieu naturel unique en péril, impacts psychosociaux physiques sur les populations avoisinantes, mesures d’urgence à refaire, etc.

Du côté des avantages économiques, on reprend presque mot-à-mot le discours du promoteur en se justifiant grâce aux concepts de diversification énergétique et de sécurité énergétique. On peut se questionner longuement sur la sécurité que représente une dépendance envers des carburants fossiles en provenance de la Russie ou du Moyen-Orient, surtout quand M. Bryan Gormley, représentant de l’Association canadienne du Gaz (ACG) affirmait en audience publique : « Je pense que ces projets ont presque tous des visées économiques plutôt que d’être fondés sur une intention de diversifier les sources d’approvisionnement, dont certaines sont peu fiables. » Une autre justification qui pousse à croire que nous n’avons plus le choix d’accepter Rabaska est que la réserve de gaz naturel du Canada n’est plus que de 9 ans. Pourtant, encore une fois, l’ACG nous éclaire différemment. Toujours selon M. Gormley, les réserves du Canada sont plutôt de 70 ans, mais elles ne sont pas branchées actuellement sur le réseau. Et si on considère les avancées technologiques, il serait bientôt possible de considérer les hydrates de méthane et le méthane de houille comme des ressources, et dans les mots de M. Gormley, le potentiel ultime est « […] astronomique. Il est faramineux... ». Un lecteur avisé remarquera que M. Gormley n’est pas cité dans le rapport du Bape.

Ce que je trouve troublant, et c’est peut-être là que les citoyens on perdu la bataille du Bape, c’est qu’ils n’ont pas réussi à faire accepter la rationalité de leurs arguments.

Max Weber, sociologue et économiste allemand, peut nous aider à comprendre la décision du Bape. Un des concepts forts de Weber est celui de rationalité. Pour lui, la rationalité est l’adaptation des moyens aux fins (la fin d’une entreprise est le profit), ou aux valeurs éthiques (environnement, bien commun, démocratie). En ce sens, la rationalisation serait l’acceptation, voire l’imposition, d’une rationalité à toute la société.

Clairement, ici, c’est une rationalité économique qui est imposée et qui permet de subvertir, de façon éhontée, bon nombre d’arguments des citoyens et certaines politiques publiques sur l’environnement, comme celles du développement durable ou de la lutte aux changements climatiques. Par exemple, là où le promoteur affirmait qu’il n’y avait peu ou pas d’impacts sur les résidants avoisinants le site, le Bape conclue le contraire en recommandant une compensation financière aux résidants touchés. Cet exemple n’est pas banal. Citant Weber, le philosophe Bernard Stiegler souligne que le capitalisme est historiquement un processus de « désenchantement du monde », en instaurant un autre système de valeur où tout devient calculable, mesurable, monnayable, sans aucune exception. C’est ce que Nietzsche annonçait comme l’avènement du nihilisme.

Le nihilisme est partout dans le rapport du Bape, et surtout dans cette supercherie, dans cette manipulation sémantique, qui consiste à opposer l’équité à la solidarité.

Pour le Bape, le projet pourrait être refusé par mesure d’équité envers les populations locales qui vont subir les inconvénients d’un tel projet. Cependant, et c’est écrit noir sur blanc, le principe d’équité généralisé à la société « […] aurait toutefois le désavantage de rendre difficile, voire impossible, la gestion de la chose publique […] ». Cependant, le Bape aurait constaté « […] l’envergure de la mobilisation régionale et nationale en faveur du projet au nom de l’intérêt économique du plus grand nombre. ». Ainsi, selon le Bape, le principe de solidarité, au nom d’une réduction hypothétique des GES en Ontario, imposerait la construction d’un port méthanier. Le calcul est simple, plusieurs centaines de familles auront les désagréments ici, mais potentiellement plus auront les avantages… en Ontario. Drôle de solidarité!

Dans le monde où je vis, dans des institutions démocratiques, c’est la rationalité démocratique qui devrait prévaloir, et dans ce contexte, l’équité et la solidarité ne sont pas deux frères ennemis. Un de mes professeurs, Jacques Daignault, qui disait que la seule façon de ne pas tomber dans le nihilisme ou le relativisme était le souci de l’autre. Force est de constater que nous n’y sommes pas dans ce rapport.

Même si pour moi la lutte n’est pas terminée, l’acceptation du projet Rabaska par le Bape ne sera rien d’autre qu’un coup d’État, qu’un rabattement de l’économique sur le politique.

Enfin, si la rationalisation économique s’impose, on peut, sans gêne, me demander quel est mon prix. À cette question je réponds aucun. Quand je suis convaincu, je donne. C’est de cette façon que les gens pensent et agissent dans une rationalité démocratique. Par contre, si vous voulez adoucir la perte de cette bataille, vous pouvez nous aider à payer nos frais d’avocat dans l’épisode de la demande d’injonction de l’institution fédérale qu’est le Port de Québec contre des groupes d’opposants. N’est-ce pas ça la vraie solidarité ?

Patrick Plante
Doctorant en technologie de l’éducation
Membre de l'Association de l'Île d'Orléans contre le port méthanier
Saint-Jean-de-l’Île-d’Orléans

Commentaires

Ricardo

Monsieur Plante, je vous cite :
`'Même si pour moi la lutte n’est pas terminée, l’acceptation du projet Rabaska par le Bape ne sera rien d’autre qu’un coup d’État, qu’un rabattement de l’économique sur le politique'.

Permettez moi de vous rappeler que selon un sondage effectué par Québec Hebdo durant l'hiver 2007 auprès des citoyens de la région la plus directement concernée (lire : http://www.la-vie-rurale.ca/contenu/10529), Rabaska est accepté par une majorité de citoyens dans Chaudière-Appalaches. Votre manière de qualifier la situation ne réflèterait donc pas, loin de là, la réalité.

Il est vrai que sur l'Île d'Orléans, on est majoritairement contre. Mais Rabaska n'est pas un projet qui concerne votre île. Cela limite votre pouvoir d'action.

Par analogie, c'est comme si nous voulions faire valoir nos droits démocratiques aux États-Unis par rapport à, par exemple, la guerre en Irak ou le protocole de Kyoto. La démocratie ne fonctionne pas comme ça. Il faut respecter les entités géographiques et dans le cas de Rabaska, l'Île d'Orléans n'en fait pas partie.

Votre affirmation qui parle de la réalisation de Rabaska comme étant carrément un coup d'État est donc, pour moi, exagérée. C'est plutôt un coup de gueule. Ceci dit, je ne nie pas votre droit d’exprimer votre désaccord et mécontentement sur ce projet.

À propos de votre commentaire M. Ricardo

M. Ricardo

Si je paraphrase votre argumentation, vous semblez dire que le projet de port méthanier ne touche que les résidents de Lévis, et que dans ce contexte, les voisins, dont je fais partie, n’ont aucun droit de regard. Je cite également votre analogie dans laquelle vous affirmez que :
[…] c'est comme si nous voulions faire valoir nos droits démocratiques aux États-Unis par rapport à, par exemple, la guerre en Irak ou le protocole de Kyoto. La démocratie ne fonctionne pas comme ça. Il faut respecter les entités géographiques et dans le cas de Rabaska, l'Île d'Orléans n'en fait pas partie.

Premièrement, il faut dire que la définition de la démocratie et de la citoyenneté à laquelle vous semblez faire référence est une définition que l’on peut qualifier de classique ou civique. Dans ce modèle que certains nomment également de l’« héritage », la citoyenneté ferait uniquement référence au cadre de l’État-nation, et serait constituée de droits et de devoirs protégés par des chartes. En ce sens, vous conviendrez avec moi que Lévis n’est pas un État-nation et que je suis Québécois (citoyen d’une nation nouvellement reconnu par le fédéral) et Canadien. De plus, il s’avère que le Bape et l’ACEE relèvent respectivement du Québec et du Canada. C’est sans doute pour cette raison que Rabaska a rencontré la MRC de l’Île d’Orléans, que M. Kelly a fait quelques rencontres avec les citoyens de l’Île, que nous avons reçu tous les documents du promoteur par la poste et que les audiences conjointes ont eu lieu, en partie, à l’Île d’Orléans. On remarquera aussi que dans son rapport, le Bape considère que dans un hypothétique accident, même improbable, les flammes n’arrêteront pas dans le milieu du fleuve, mais pourrait toucher le village de St-Laurent.

Deuxièmement, depuis quelques décennies, et surtout avec l’avènement de la démocratisation des moyens de communication, une autre citoyenneté se dessine. Nommé, par certains, modèle « des scrupules » (on pourrait aussi dire éthique), elle ne remplace pas, mais s’ajoute au modèle dit de l’« héritage ». Ce type de citoyenneté n’est pas automatique, il prend forme uniquement dans l’action et dans l’engagement personnel des individus. De plus, ce citoyen ne reconnaîtrait pas nécessairement la légitimité des frontières politiques dans la conception de son identité. C’est probablement cette citoyenneté « au-delà des nations» qui pourrait expliquer la montée des actions altermondialistes contre l’injustice là où elle se trouve. Ainsi, quand vous dites, par rapport à l’affirmation des droits démocratiques au-delà des frontières nationales, que la démocratie ne fonctionne pas comme ça, je dirais plutôt que la démocratie est ambivalente. Quand Nike ferme des « sweatshops » en Asie parce que des citoyens occidentaux les dénoncent dans les médias, il s’agit d’une action éthique au-delà des frontières. Mais ce type d’action n’est pas l’apanage exclusif de citoyens « scrupuleux ». L’ONU, qui défend des valeurs démocratiques, peut aider un pays à se relever d’une catastrophe comme il peut en punir un autre par des sanctions économiques, et cela, au-delà des nations et sans violation d’aucune règle. En ce sens, la liste des Institutions transnationales, économiques, gouvernementales ou non, est longue.

Je terminerai en vous disant que c’est justement parce que j’ai la plus haute estime de Lévis-Beaumont comme « entité géographique », et encore plus des gens qui y habitent et qui ont droit à un environnement sain et sécuritaire, que je m’oppose à ce projet.

Au plaisir

Patrick Plante

paraphrase

Vous me paraphrasez à un point tel que vous dénaturez mon propos.

Qu'importe, je veux savoir ce que vous pensez du sondage passé par Québec Hebdo qui nous apprend que pour les gens de la région de Chaudière-Appalaches, Rabaska est une priorité économique?

De plus, vous devez être très heureux de l'appui de Stéphane Dion du côté des opposants à Rabaska?